L'été calendaire touche à peine à sa fin que les experts qualifient déjà cette saison comme étant la plus chaude jamais enregistrée. Dans le même temps, 2023 semble en passe de battre des records d’émissions de CO2 au niveau mondial (déjà près de 37 milliards de tonnes l’an dernier). Météo extrême, montée des eaux, menaces pour les populations et la biodiversité, les scientifiques ne cessent pourtant d’alerter sur les conséquences du réchauffement climatique, encourageant nos sociétés à agir afin de limiter les dégâts. Et les technologies ne manquent pas pour bien faire. «Mais il faut surtout faire vite!» martèle Nicolas Tétreault, directeur exécutif de CLIMACT, le centre pour l’impact et l’action climatique UNIL/EPFL. Rencontre avec cet expert en stratégie et planification climatique et en énergies renouvelables.

go2050: L’année 2050 est dans le viseur pour atteindre des objectifs climatiques ambitieux. Va-t-on y arriver?
Nicolas Tétreault Afin de rester sur une trajectoire compatible avec les Accords de Paris (maximum 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle), c’est déjà à l’horizon 2030 qu’il nous faut diminuer de moitié nos émissions de gaz à effet de serre. Et nous devrons atteindre au moins 90% de réduction d’ici à 2050. On estime en effet que l’on parviendra alors à capter et séquestrer environ 10% du CO2 que nous émettrons; de quoi limiter l’impact de certaines émissions qui seront très difficiles à éliminer, en lien notamment avec l’agriculture, l’incinération de déchets ou encore la fabrication de ciment. Inversement, d’autres émissions devraient baisser drastiquement, grâce aux mesures de remplacement des énergies fossiles par des énergies renouvelables décarbonées, la rénovation des bâtiments et l’électrification des transports et de la mobilité. Mais la réalisation de ces objectifs dépend de choix politiques forts et de l’engagement sans faille des acteurs de l’économie. Car si chacun ne fait pas le maximum, de manière concertée et dans la durée, il sera impossible de les atteindre.
Le focus politique porte sur le CO2, mais qu’en est-il des autres gaz à effet de serre?
Le CO2 est le gaz que l’on émet le plus; les quantités sont astronomiques. C’est aussi le plus emblématique, car ces émissions sont directement liées à notre consommation extraordinaire d’énergies fossiles. On parle d’ailleurs souvent en équivalent CO2; c’est devenu l’unité de mesure que tout le monde comprend. Mais on doit, il est vrai, s’attaquer à l’ensemble des gaz à effet de serre. On s’intéresse ainsi beaucoup à la réduction des émissions de protoxyde d’azote et de méthane, dues notamment aux activités agricoles.
Vous insistez sur le rôle des milieux politiques et économiques. La science ne suffira-t-elle donc pas à sauver le climat?
Le rôle de la science est de «mettre la table» en créant des scénarios et en informant. Elle favorise aussi l’émergence de solutions technologiques décarbonées, dont beaucoup sont aujourd’hui matures. En théorie, il est donc tout à fait possible d’atteindre les objectifs fixés par les Accords de Paris. Mais, en pratique, il faut que la société dans son ensemble fasse la place à tout cela. Et c’est là que les choses tardent. Voyez par exemple les oppositions systématiques à l’implantation d’éoliennes. Et puis la plupart des innovations ne sont pas compétitives au premier jour, et les acteurs de l’économie répugnent encore à prendre le risque d’investir dans des solutions qui ne sont pas immédiatement profitables. On doit aussi adapter les outils régulatoires aux nouvelles technologies, comme le fait la Loi sur le climat et l’innovation, par exemple, en ouvrant la porte à la captation et la séquestration de CO2. Face au changement climatique, nous avons toutes et tous la responsabilité de passer à la vitesse supérieure.
Si les technologies propres permettent d’évoluer vers une société moins carbonée, elles nous donnent aussi bonne conscience, et nous avons alors tendance à augmenter notre consommation. Quid de cet effet rebond?
Ce constat est juste. D’où l’intérêt de ne pas oublier non plus la sobriété, en particulier dans nos comportements individuels. Pour les chercheuses et chercheurs, il est par exemple important d’identifier quels sont nos besoins réels pour assurer notre bien-être avec le moins d’effets néfastes possible pour le climat, puis d’analyser comment renoncer au superflu, ce qui est très subjectif. Nos sociétés doivent dès à présent faire la place à la sobriété, et c’est aussi de la responsabilité de l’ensemble des acteurs économiques et politiques d’y contribuer. Toutes les études montrent en effet que c’est le levier le plus efficace: on n’a pas besoin de produire ce que l’on n’a pas besoin de consommer…
On touche là au sujet quasi tabou de la décroissance…
Je n’utiliserais pas ce mot, afin de ne pas envoyer un mauvais message. La sobriété, c’est ce que la Confédération nous a demandé à toutes et tous l’hiver passé, lorsque l’on redoutait une pénurie d’électricité. Finalement, il semble que chacun a joué le jeu sans perte de confort. C’est vraiment de cela qu’on parle quand on évoque la sobriété: bien vivre à l’intérieur des limites planétaires, pour reprendre le titre d’un article de Julia Steinberger, notre ancienne codirectrice académique. Certains chercheurs travaillent également sur les façons d’augmenter l’acceptabilité de la sobriété. Et il suffit souvent de présenter les choses de façon positive pour changer de point de vue: se déplacer à vélo plutôt qu’en voiture, c’est aussi faire de l’exercice et être plus près de la nature; réduire sa consommation de viande, c’est aussi être en meilleure santé; moins voyager en avion, c’est aussi découvrir la Suisse. N’oublions pas que nous vivons dans l’un des plus beaux pays du monde!
Le monde, justement… Ne sous-estimons-nous pas l’impact des pays en développement sur le changement climatique?
Il ne faut pas perdre de vue que les pays riches sont aussi ceux qui polluent le plus par habitant. D’ailleurs, les pays en développement nous rappellent régulièrement que nos sociétés se sont développées et enrichies en brûlant des énergies fossiles. À travers l’Accord de Paris, la communauté mondiale s’est engagée à réduire ses émissions; à nous donc de faire le premier pas et de partager avec eux nos solutions durables, afin de montrer que c’est possible. Je dirais même aux plus cyniques que l’exportation de nos cleantechs constitue un avantage pour nous dans l’économie verte de demain.

Y a-t-il un réel consensus scientifique autour du changement climatique? Et pourquoi encore autant de sceptiques?
Le consensus est aujourd’hui très fort au sein de la communauté scientifique. De façon générale, on ne rencontre plus vraiment de sceptiques qui doutent des changements climatiques, même si certains cas isolés pourraient encore émettre des objections au fait que l’activité humaine en soit le levier le plus important. En revanche, on rencontre de plus en plus de personnes qui, tout en acceptant la réalité des changements, réfutent les scénarios scientifiques sur la sévérité de leurs conséquences. Le nouveau climato-sceptique pense ainsi qu’il fera juste un peu plus chaud. Mais cela va bien plus loin que cela: on parle d’événements climatiques extrêmes, de menaces pour les populations, d’effondrement de la biodiversité, etc. Or le déni conduit malheureusement à l’inaction: on y croit, mais on pense que les conséquences ne vont pas être si graves que cela et qu’on a le temps. Je regrette que les signaux d’alarme envoyés par la communauté scientifique ne soient pas toujours entendus.
D’où une orientation plus «solutions» de vos messages?
À CLIMACT, nous ne souhaitons pas répliquer les sonnettes d’alarme, même si elles sont indispensables; nous préférons en effet donner envie à toutes et tous d’évoluer vers une société plus sobre et durable, notamment à travers des messages positifs de bien-être, de santé, d’égalité et d’inclusion. Et je le répète: pour aller dans cette direction, il faut la volonté politique forte d’adopter les solutions développées par la communauté scientifique. Le statu quo nous envoie directement dans le mur.
Peut-on encore être optimiste quand on est spécialiste du climat?
Je le pense. En tout cas, moi, je le suis! Et avec CLIMACT, nous sommes dans l’action pour contribuer à accélérer au maximum une transformation qui apparaît comme inévitable. Je demeure très optimiste parce que je constate aussi que les choses bougent vers le mieux: les énergies renouvelables sont en plein boum, on parle de plus en plus de sobriété, on s’attache davantage à la qualité de vie dans les villes, au respect de la biodiversité, etc. Je ne peux pas imaginer que nous pourrions reculer sur ces sujets. Cela me donne donc beaucoup d’espoir.